Le temps, iceberg de la cyberstratégie (4/4)
La dissolution du temps
Ces deux mouvements simultanés du temps, contraction et dilatation, pourraient laisser penser qu’à terme nous assisterons à une disparition du temps dans le cyberespace. En effet, ces mouvements simultanés sont contraires, et aucun élément matériel n’y résisterait.
Cependant, notre raisonnement ne doit pas perdre de vue que l’élément sur lequel nous réfléchissons est le temps, immatériel par nature. À moins de sombrer, la réflexion ne doit pas l’oublier.
Car certains éléments laissent croire à la possible dissolution du temps. On peut capitaliser sur le succès d’une attaque en réitérant le mode opératoire. Des pirates informatiques l’ont prouvé en espionnant avec succès, pendant presque une décennie, l’entreprise Nortel sans que celle-ci s’en rende compte1. Cette façon de faire n’a cependant rien d’original, car dans le monde réel également, les modes opératoires fructueux sont rentabilisés jusqu’à leur découverte. Mais là encore, le temps de préparation sombre dans l’oubli.
D’autres exemples, bien plus récents que l’espionnage de Nortel doivent nous rappeler que le temps n’est pas soluble dans le cyberespace.
Les rappels de produits informatiques, peu de temps après leur lancement nous le prouvent. Et la volonté d’être le premier sur le marché, qui s’inscrit dans une logique commerciale compréhensible, ne doit pas occulter le fait qu’un produit mal conçu, donc inadapté aux besoins des clients n’aura qu’une durée de vie courte.
Dans le domaine de la stratégie de l’État, l’échec de l’application SAIP le jour de l’attentat perpétré à Nice nous montre qu’on ne peut contraindre le temps jusqu’à lui faire rendre gorge2. La conception d’une application informatique un peu complexe prend du temps, quand bien même le cahier des charges serait précis. À ce temps de conception, il est nécessaire d’ajouter le temps des tests, en conditions normales et en conditions extrêmes, pour s’assurer de la robustesse du développement effectué.
Cependant, les progrès de l’intelligence artificielle peuvent laisser quelque espoir de voir le temps se diluer dans le cyberespace.
En effet, des intelligences artificielles auto-apprenantes sont dorénavant développées, ce qui leur permet de s’adapter automatiquement à l’évolution de leur environnement. À terme, pourquoi ne pas envisager que ces intelligences artificielles, déjà efficaces d’un point de vue tactique comme le prouve le trading à haute fréquence, deviennent efficaces au point de modifier elles-mêmes leur stratégie ? À ce point de l’Histoire, le temps de conception de l’intelligence artificielle pourra tendre vers zéro puisqu’elles s’amélioreront sans intervention humaine.
Conclusion
Que dire du temps dans le cyberespace et de la stratégie qui s’y applique ?
Si le cyberespace permet de s’affranchir de beaucoup de choses, le temps lui résiste car la tentation de sa dissolution s’est échouée sur son essence, comme l’a prouvé l’échec de SAIP. Le cyberespace n’autorise donc pas la parole performative.
À moins de développer des intelligences artificielles capables de modifier des stratégies, le temps existera toujours dans le cyberespace.
Pour autant, ne voir que le temps court serait-il de l’optimisme, et ne voir que le temps long du pessimisme ? Nullement, car le temps est complexe, il est à la fois long et court, même si notre époque a tendance à se focaliser sur le temps court. Le temps peut donc être considéré comme l’iceberg du cyberespace : nous n’en voyons qu’une partie, l’autre, bien plus importante, étant ignorée ou niée. Refuser cette réalité, c’est prendre la tactique pour de la stratégie, c’est, en un mot, ne pas être stratège.
Il appartient donc aux stratèges et stratégistes, quelle que soit la confiance qu’ils accordent à leur savoir et à leur hauteur de vue, de prendre en compte cette caractéristique de l’iceberg pour que le vaisseau de leur stratégie ne sombre pas tel le Titanic.
« Il y a donc deux temps, le passé et l’avenir ; mais que sont-ils, puisque le passé n’est déjà plus, et que l’avenir n’est point encore ? Quant au présent, s’il était toujours présent, et ne tombait point dans le passé, il ne serait plus le temps, mais l’éternité.
Or, si le présent n’est temps que parce qu’il tombe dans le passé, comment pouvons-nous dire qu’il est, lui qui n’a d’autre cause de son existence que la nécessité de la perdre bientôt ? Donc, nous ne pouvons dire avec vérité que le temps existe que parce qu’il tend à n’être plus3. »
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1Cf. L’entreprise, nouveaux défis cyber, Economica.
3In Saint Augustin, Les Confessions, livre XI.
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