Intelligence Anhumaine (1/7)

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L’intelligence artificielle, le Big Data, le développement des algorithmes sont des sujets qui ne cessent de passionner. Simple fantasme il y a quelques années encore, les progrès de l’intelligence artificielle (IA) lui ont valu quelques succès prédictifs à partir desquels des optimistes (L’optimiste est un imbécile heureux, le pessimiste est un imbécile malheureux estimait Bernanos in Les grands cimetières sous la lune) concluent que l’avenir lui appartient.

En poussant leur pensée à son terme, le monde à venir serait donc le royaume de l’intelligence artificielle, seule à pouvoir délivrer l’homme de tous ses biais, responsables des dérives de ce monde, car il est entendu que la machine ne peut en avoir, qu’elle est rationnelle, qu’elle est impartiale et qu’elle est totalement indépendante des passions.

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Cependant, et à y réfléchir plus sérieusement (notamment après la lecture des articles d’Antoinette Rouvroy cités précédemment), nous pouvons nous demander si le développement effréné de cette intelligence artificielle et de la robotisation subséquente n’est pas de nature à développer une nouvelle vision de l’Homme qui n’aurait plus grand-chose à voir avec celle qui nous était familière. L’Homme qui évoluerait dans un monde baigné par l’intelligence artificielle n’aurait-t-il pas tendance à être éclaté, à être vu comme un amas de composants indépendants les uns des autres dans la mesure où ils sont étudiés indépendamment les uns des autres ?

En bref, l’IA et le Big Data (qui vont souvent de pair) parachèveraient-ils donc l’œuvre des deux guerres mondiales du XX° siècle, des totalitarismes de la même époque et de l’art moderne en consacrant une vision déracinée et éclatée de l’Homme ?

I L’éparpillement numérique

L’attrait de la mesurabilité

Le développement de l’intelligence artificielle et surtout du Big Data amène tout d’abord une constatation de taille : alors que l’intelligence était supposée résider exclusivement dans l’homme, elle est maintenant réputée se trouver dans l’une de ses productions, à savoir les données1.

C’est donc une véritable révolution qui s’opère, puisque ce n’est plus le tout qui est réputé intelligent, mais le composant. L’intelligence n’est plus dans l’Homme mais dans ce qu’il a fait. Elle se trouve ainsi disséminée dans une multitude d’objets, de composants élémentaires, posant au passage la question de la définition de l’intelligence. Car une personne intelligente est capable d’élaborer ou de créer quelque chose par elle-même, alors que ces composants « intelligents » ne sortent de leur passivité que lorsqu’ils sont rassemblés et traités d’une certaine manière. Leur reconnaître une certaine intelligence amènerait alors à en définir une nouvelle forme qui pourrait être dénommée intelligence latente, laquelle ne se manifesterait que lorsqu’un stimulus adapté et suffisant lui est communiqué.

Cet intérêt pour une nouvelle forme d’intelligence a plusieurs conséquences. Il amène tout d’abord à modifier la vision anthropocentrique des décideurs (reconnaissons cependant que celle-ci n’existe le plus souvent qu’en paroles et assez peu en actes) et à créer une nouvelle vision datacentrique. L’Homme n’est plus le centre d’intérêt principal, c’est la donnée qui le devient. Nous assistons donc bel et bien à un éparpillement numérique de l’Homme puisque ce sont les données qu’il a créées numériquement (volontairement ou non) qui attirent toute l’attention.

L’avantage pratique de ce transfert de résidence de l’intelligence est de rendre cette dernière mesurable. En effet, la mesure du QI ne faisant plus l’unanimité, l’intérêt de se focaliser sur ces composants réputés intelligents est de permettre une mesure rapide et univoque de leurs caractéristiques : étant eux-mêmes mesurables (ce qui n’est pas étonnant car ils ont été créés ainsi), ils permettent d’achever de mettre en équation tout ce qui, jusqu’à présent ne le pouvait.

L’intérêt découlant de cette mesurabilité est le caractère opérationnel des décisions qui seront fondées sur l’analyse et la compilation des données obtenues. Puisque ce qui est obtenu est mesurable et produit avec un retard minimum entre le fait générateur de la mesure et la mesure elle-même, l’aide à la décision en est facilitée. Cette décision est-elle cependant rationnelle ? À première vue oui, elle s’oppose même à la rationalité limitée théorisée par Herbert Simon2 et pourrait être parée de tous les atours de la rationalité classique. En effet, les outils mis maintenant à la disposition des décideurs permettraient un accès illimité à l’information via le Big Data, une capacité cognitive d’optimisation et une vision claire des préférences grâce aux algorithmes présidant à l’IA. Il devient alors enfin possible de sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons, puisque « La connaissance des situations complexes est presque toujours fragmentaire et incomplète. Le monde est trop compliqué. L’éventail des possibles est trop vaste3. »

à suivre


1« (…) la statistique décisionnelle (…) va désormais tenter de rendre intelligentes les data protéiformes et surabondantes dont elle dispose. » in A. Rouvroy, La gouvernementalité algorithmique.

2La rationalité limitée (bounded rationality) désigne une hypothèse sur la rationalité des acteurs économiques qui consiste à considérer qu’ils disposent d’une quantité d’information et de capacités cognitives limitées ne leur permettant pas d’optimiser leurs choix.

3V. Chanut, N. Guibert, J. Rojot et P-L. Dubois in Les limites de la rationalité limitée ? Un essai de réflexion en sciences de gestion, Management et Avenir, 2011/8.

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